57, no 6, p. 1521-1557. Dès lors, comment ces pratiques, qui traduisent aussi les façons dont les navigants appréhendaient leur propre activité professionnelle, ont-elles permis à ces hommes de redéfinir au quotidien les conditions de l’exercice du travail maritime au xviiie siècle ? L’État, qui joue un rôle majeur dans la mise en place de ces contraintes, définit le travail de la mer comme une activité fondée sur une tension entre travail libre et travail forcé, comme l’a remarqué par ailleurs Stanziani (Stanziani éd., 2010, p. 9). 32Ces divergences de conceptions du travail peuvent être saisies au travers du discours des navigants lorsqu’ils cherchent à justifier leur départ du navire. Cela peut être un moyen pour ces hommes qui possèdent souvent des parts des navires qu’ils commandent de comprimer les coûts de la main-d’œuvre, comme l’a aussi remarqué Peter Earle pour la marine marchande anglaise du xviiie siècle (2007, p. 169). Ainsi, en 1757, face aux demandes de son second de rejoindre son quartier maritime, le capitaine de la tartane Saint-Raphaël de Saint-Tropez déclare qu’il ne peut accepter son départ : « tant à cause quil se trouve incommodé de la vue, que parcequil luy auroit été impossible de trouver un officier pour remplacer ledit Sr Lardy »39. A Comparative History, Londres, Bloomsbury Academic. En jouant des frontières de leur travail, les marins savent échapper à ces situations et même parfois les retourner à leur avantage. L’ordonnance de la marine d’août 1681 portant sur les flottes marchandes stipule que « le matelot engagé pour un voyage, ne pourra quitter [son navire] sans congé écrit, jusqu’à ce qu’il soit achevé & que le vaisseau soit amarré à quay, & entièrement déchargé »8. SHD Toulon, 13P10-1 et 2, rôles d’équipages, 1768. Zysberg André, 1987, Les galériens. 25 D’autres régimes d’embauche peuvent s’observer à bord des navires. Ces bulletins, reçus lors de l’inscription sur les registres des classes, sont des instruments de contrôle et d’identification. Les navigants opposent donc au droit du travail maritime, tel qu’il est défini par la législation royale, un « bon droit » par lequel ils revendiquent leur liberté (Cottereau, 2006). La plainte adressée par le commandant du navire au capitaine du lazaret traduit sa peur face au refus du travail40. Swanson Carl E., 1982, « The competition for American seamen during the war of 1739-1748 », Man and Nature/L’Homme et la nature, no 1, p. 119-129. 16L’engagement dans le travail maritime contraint donc physiquement et moralement les marins. Les désertions aux Antilles seraient-elles des stratégies économiques pensées et réfléchies par les acteurs ? Destinés à contrôler la main-d’œuvre et à maintenir l’ordre public, ils s’apparentent à ceux des soldats, instaurés en 1716 (Corvisier, 1968) et préfigurent les livrets des ouvriers, qui apparaissent à partir de 1776 et qui sont instaurés par lettres patentes en 1781 (Kaplan, 1979, 1989 ; Dewerpe, 2010). Nous nous servons ici de l’édition de 1714 publiée à Paris, chez Charles Osmont. 12 AD 13 9B5, Déclaration du Roi interdisant aux capitaines des navires marchands de Provence et du Languedoc de débarquer leurs matelots à l’étranger avant l’expiration du terme de leur engagement, du 25 mai 1730, fo 909. 1En 1768, le rôle1 de désarmement du vaisseau marchand le Duc de Praslin indique que le charpentier navigant Joseph Tricon est un « mauvais sujet ayant voulu déserter »2. Mutins et déserteurs dans la marine de l’ancienne France, Paris, Tallandier. Le travail et la dette à Paris au xve siècle », Annales HSS, vol. En effet, ces « coquins » ou « libertins »4, qui n’hésitent pas à rompre leur engagement de travail en abandonnant leurs navires au cours de leurs voyages, paraissent toujours suspects aux yeux des autorités. Earle Peter, 2007, Sailors. 41 AN AE B1 732, poste consulaire de Livourne, Lettre du consul Bertellet, 8 juillet 1741, fo 156-158. Steinfeld Robert J., 1991, The Invention of Free Labor. À l’instar des apprentis, ils apprennent un métier tout en faisant fonction de domestique (Cochard, 2012), et ne peuvent rompre leur engagement jusqu’à la fin de leur apprentissage (Mayade-Claustre, 2005). — 1989, « La lutte pour le contrôle du marché du travail à Paris au xviiie siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 36, p. 361-412. Ils sont sous le contrôle des commissaires ordinaires, placés à la tête de chaque département maritime, eux-mêmes subordonnés à l’intendant de la marine (en Provence, à Toulon). Un règlement royal de 1728 limite par exemple le montant des salaires qui pourront être payés aux navigants en dehors de leur port d’attache, et ce afin de décourager les débarquements à l’étranger11. — 2014, Les temps du travail : normes, pratiques évolutions, xive-xixe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes. La notion de stratégie renvoie tant à la détermination d’objectifs sur le long terme qu’à l’adoption des moyens et des actions nécessaires pour les mener à bien. ... Les ouvriers travaillent dans des usines dans des conditions extrêmes de 12h à 15h par jour, 6 jours sur 7, ... Nous avons appris que la vie au 19ème siècle ne se constituait pas que de la « belle-vie » avec l’argent. 5Les rôles d’équipage et les registres matricule permettent de questionner les façons dont les abandons de navire ont pu marquer la vie de ces hommes. ��.�w�;�K�L��b�$l����qg����a�&���w�M�ٔ�X. En mer, temps du travail, du repos et du loisir se confondent. Pour que le débarquement soit consenti par le capitaine, ce dernier doit y trouver un intérêt. La législation qui régule leurs conditions de travail participe à renforcer leur soumission au reste de l’équipage : leur mobilité est en effet encore davantage restreinte37. Viennent ensuite les matelots qualifiés : charpentiers, calfat, voilier par exemple et des hommes aux fonctions diverses : cuisinier, dépensier (en charge des vivres) ou encore canonnier. 43  Ainsi que le dit un charpentier de navire danois en 1768. Bondage in the Indian Ocean World, 1750-1914, New York, Palgrave Macmillan. Leaving the ship eventually allow them, through the discourses they use to justify their disembarkation, to place their claim to a right to mobility in the field of a moral struggle. Sans congé écrit, il est difficile pour le marin d’affirmer la légalité de son débarquement. 26 AN MAR B3 345, Poncet, Sur les débarquements d’Antoine Manat de Marseille, 1731, fo 239-247. Il est d’ailleurs assez facile pour ces marins de passer d’un navire à l’autre sans être repris par leur ancien commandant, et cela grâce à la complicité du nouveau capitaine (Gutoff, 2006). 40 AD 13 200E965, Lettre du capitaine Satrat au capitaine du lazaret de Marseille, Pomègue, 1er octobre 1785. Maitte Corine et Terrier Didier éd., 2011, dossier « Temps de travail », Genèses, no 85. Ces punitions s’observent tant à bord des navires marchands qu’à bord des navires de guerre, mais sont appliquées avec plus de rigueur sur ces derniers (Cabantous, 1984, 1995). En cela, les navigants passent de pratiques essentiellement individuelles à des comportements qui expriment des intérêts collectifs et des expériences partagées (Guienne, 2011) ; ils participent ainsi à la redéfinition des règles du travail maritime et de leur application au quotidien.